anabelle soriano

  • Sancy, l'art sur un plateau, émission Chroniques d'en haut - France 3, 2015

  • La sphère des fixes, texte de Céline Ghisleri, 2013

    La Sphère des fixes1

     

    Si tout corps tend à rejoindre son milieu naturel, les sculptures d’Anabelle  Soriano semblent échapper à la loi d’Aristote et s’assimiler à des corps légers pour échapper à la fatalité de la gravité qui détermine pourtant la sculpture, corps lourd par excellence,  destiné à rejoindre le centre de la terre…

     

    Les oeuvres d’Anabelle Soriano cherchent à gravir des montagnes, elles s’érigent et témoignent d’un rapport au monde, préhensible et sensible, que l’on perçoit à travers les matériaux bruts et les formes que l’artiste donne à ses sculptures que les mots de René Daumal semblent décrire : «des aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques». Les matériaux sont simples et légers, les lignes de fuites s’envolent comme dans l’installation Mont analogue, titre éponyme du roman de l’auteur sus cité. Deux éléments rectilignes faits de plâtre et de bois sont disposés dans l’espace, et décrivent un angle. L’ensemble évoque un élément de construction: un escalier, une charpente ou bien la coupe d’un terrain, d’un paysage, ou d’une colline… Comme souvent dans ses œuvres, un passage du volume au plan se fraye par un simple déplacement du regardeur. D’un point de vue particulier, la sculpture devient une ligne flottante, dans l’espace, délivrée de toute pesanteur, chemin pontifex qui nous mènerait aux dieux2 du roman inachevé de Daumal.

    On retrouve dans cette installation les éléments qui identifient le travail de la plasticienne : Un plaisir «de construire une structure qui tient debout», d’en concevoir les plans, les mesures, les dessins préparatoires inhérents au processus de la construction, réminiscences de ses années passées en école d’Architecture. On y voit aussi l’ambivalence entre formes architecturales et formes minérales issues de l’observation de phénomènes qui façonnent la matière comme l’érosion, la stratification, la cristallisation. Enfin, on y pressent une relation entre l’espace, la sculpture et le corps, dans laquelle se trament des jeux d’équilibre et de déséquilibre, souvent exprimés par des plans inclinés, par des volumes à la géométrie irrégulière, impliquant ses sculptures dans une stabilité relative, entre force et fragilité.

     

    Si les formes épurées d’Anabelle Soriano rappellent celles d’une sculpture minimaliste dont la géométrie dictait les lignes, elles n’échappent cependant pas au rapprochement entre l’esthétique et la vie qui caractérise selon Caroline Cros, la sculpture contemporaine. Il y a bien ici, quelque chose derrière ces surfaces, un intérieur, un secret, un motif caché3.  Dans cette vie, Anabelle Soriano  puise des expériences visuelles, physiques et sensorielles. C’est une vie que l’on retrouve dans les formes organiques de certaines de ses œuvres inspirées par celles que la nature fabrique quand elle est la cause efficiente du couple forme-matière4. Des formes qui émergent d’une observation accrue du monde dans lequel l’artiste s’immerge quand elle pratique l’escalade, où elle bénéficie d’un point de vue que peu d’entre nous partagent, et d’un corps à corps avec la nature dans son état brut, que peu d’entre nous connaissent…

     

    Toute forme est le résultat d’une répartition de la matière. Ce couple forme-matière ne vaut pour œuvre d’art que s’il est le produit d’une réalisation et d’une intention humaine selon Heiddeger. Cette question du processus de la forme, organique ou fabriquée, occupe toutes les recherches plastiques d’Anabelle Soriano. D’abord dans ses photos, puis dans ses dessins, ses vidéos, ses sculptures, ses performances et ses installations. Là où des siècles de philosophie opposaient les formes de la nature à celles des artistes, Anabelle Soriano réussit la conjonction des deux, outrepassant la question de la libération de la forme théorisée par les Antiform des année 60, postulant de ne plus contraindre la matière mais la laisser aller à son entropie naturelle. Quelque chose de cette forme libre de Robert Morris perdure dans la série des Alluvions d’Anabelle Soriano, où les «formes informes» des prises d’escalades remodelées par les frottements aléatoires des mains sont à la recherche de leurs formes complémentaires.  Les formes biomorphiques  coupées nettes pour adhérer à la paroi des grimpeurs caractéristiques des prises d’escalade ont quelque chose de la théorie de la fusion originelle platonicienne5, de l’être parfait scindé en deux et séparé de sa moitié.  A cette forme incomplète Anabelle Soriano offre une prolongation qui semble naturelle, dont les nouvelles formes imaginées par l’artiste, répondent à celles de la partie originelle et aléatoire de la sculpture... Dans la série Fantasme minéral, formes molles et formes rigides se combinent, elles s‘épousent en créant un contraste sans qu’aucune ne perdent sa spécificité, son caractère minéral ou architectural.  Les matières sont mystérieuses parce que parfaites, les creux sont polis comme par le passage de l’eau, ils s’emboitent dans un solide géométrique irrégulier comme une anomalie dans la rectitude.

     

    A la ville comme à la campagne, Anabelle Soriano est attentive à son environnement,  son œil capte les ambivalences visuelles d’une forme ambigüe,  d’un morceau de pyrite, ou l’enchevêtrement de lignes architecturales. On retrouve dans ses dessins, ces constructions orthogonales dont  les perspectives se meuvent Cité ou dans le détail isolé d’un angle de mur dans sa photo Sommet gris.  Une fois décontextualisées, les formes perdent de leur sens, leur échelle, leur fonction et deviennent des jeux de perception. Anabelle Soriano explore les similitudes entre des formes géologiques et des formes architecturales et c’est dans ses dessins que  le glissement des unes vers les autres s’opère. Le stylo bille noir de la série Cité  et de la série Architecstones  évoque certaines roches autant que le béton du bâtit. Les réseaux linéaires qui forment des cubes aux faces contrastées figurent aussi bien celles d’un immeuble que ceux de cristaux. L’artiste intrigue l’œil du regardeur avec des renversements de perspectives, dans lesquels les creux et les pleins s’inversent et créent de nouveaux volumes concaves ou convexes. Déjà les espaces bougent et le regardeur redécouvre le phénomène de la théorie de la Gestalt6,  joue avec les formes qui s’imposent ou se réservent. Dans ses dessins au cutter, pépite revient cette question du mouvement. L’artiste implique directement celui qui regarde, exigeant de sa part un léger déplacement pour que les lignes se révèlent et que le dessin gravé au cutter sur une surface blanche,  se constitue une fois perçu dans la lumière. « L’espace qui entoure l’oeuvre est une partie physique de l’œuvre, ce n’est pas un espace à l’intérieur duquel l’oeuvre se situe, mais un espace qui est un élément constitutif du travail. L’espace rattache l’oeuvre au monde sans cet espace l’oeuvre est orpheline. » Claudio Parmiggiani

     

    Les dessins comme les sculptures d’Anabelle Soriano réagissent en fonction de l’espace et s’y impliquent, intégrant toute ses qualités, et témoignant de la vision précieuse de l’artiste qui appréhende le monde en tant qu’immense espace plastique. Nous ne sommes pas en présence d’une oeuvre d’art objet, mais d’un étant, d’une restitution en soit d’une commune présence des choses, qui nous fait appartenir à un tout.

     

    Céline Ghisleri

    Juin 2013

     

    1. La sphère des fixes : Représentation aristotélicienne du monde,  où deux sortes de corps cohabitent les corps légers et les corps lourds, les fixes étant les étoiles accrochées à la sphère céleste transparente.

     

    2. Le titre de l’oeuvre est emprunté au roman inachevé de René Daumal, Le mont analogue, dans lequel un petit groupe d’amis part à la découverte d’une montagne mystérieuse de l’hémisphère sud, un lieu d’une très haute valeur symbolique inaccessible au commun des mortels.

     

    3. « Il n’y a rien derrière ces surfaces, aucun intérieur, aucun secret, aucun motif caché. » Alain Robbe-grillet, Pour un nouveau roman, 1963.

     

    4. Couple matière-forme : Martin Heidegger - «Chemins qui ne mènent nulle part», Ed : Gallimard, 1962,  pp25-9

     

     

    5. Théorie platonicienne du Retour à la fusion originelle selon laquelle à l’origine chaque être humain, était deux sous la forme parfaite d’une boule, que Zeus décida de couper en deux. (Discours d’Aristophane, 189c-193e), Platon, le Banquet,  GF Flammarion, 1998.

     

    6. La théorie de la gestalt, « forme » en Allemand, est une théorie d’origine allemande (début du XXème siècle) qui définit les principes de la perception. Le postulat de base est le suivant : devant la complexité de notre environnement, le cerveau va chercher à mettre en forme, à donner une structure signifiante à ce qu’il perçoit, afin de le simplifier et de l’organiser. Pour cela, il structure les informations de telle façon que ce qui possède une signification pour nous, se détache du fond pour adhérer à une structure globale.

     

     

  • Sous un autre angle de vue, Marseille l'hebdo, 2012

 © Anabelle Soriano